Récit et choralité – L’acteur élargi

(c) Paul Desveaux

« Toute parole reste en-deçà de nos malheurs. »
Euripide – la Folie d’Héraclès
« Je vais raconter pour ne pas oublier. »
Dostoïevski

Le stage de six semaines que je propose aux apprenti.e.s de l’ESCA s’articule autour d’une approche musicale et performative de la scène ainsi qu’une exploration du récit tragique au théâtre sous le prisme de la choralité.

LA MUSICALITÉ DE LA SCÈNE
Il s’agit d’interroger et faire agir, dans le travail du plateau, la similarité et la complémentarité des modes de perception du temps et de l’espace dans la musique et dans le théâtre avec une attention particulière accordée à la vocalité de l’acteur-performer.
Nous nous intéresserons aux notions d’écoute, rythme, phrasé, ligne, harmonie, contrepoint, polyphonie, aussi bien dans leur rapport au travail du texte qu’à la dynamique et aux mouvements scéniques. Il s’agit de mettre en évidence, au
moyen de différents exercices, une essence commune à la musique, au théâtre et aux arts scéniques en général – notamment en ce qui concerne l’entraînement de l’écoute, le rapport temps-rythme et l’harmonie chorale de la scène – au service des situations et des compositions dramatiques que nous créerons ensemble. L’élément textuel, l’élément corporel et l’élément vocal tisseront ensemble des trames et de drames dans l’espace-temps de ce parcours aux voix multiples.

RACONTER LA CATASTROPHE
Dramatiser l’épique. Donner à voir ce qu’on a vu. Raconter pour faire vivre. Je vous propose de nous attaquer à une matière textuelle bien précise et qui, par sa forme même, pose un problème fondamental de notre théâtre. Il s’agit des récits des
messagers dans les tragédies antiques. Ce personnage en tension entre l’’épique et le dramatique, incarne une série de contradictions qu’il est passionnant d’explorer sur un plateau. Il n’est ni protagoniste, ni antagoniste (ni choreute), mais sans lui l’action ne peut avancer. Il est porteur d’un message crucial mais il donnerait tout pour ne pas le délivrer. Il doit avoir le recul du narrateur-chroniqueur mais ne peut se soustraire à la terreur empathique du témoin oculaire. Le drame ne le change pas (tel qu’il entre en scène il en sort) mais il l’incarne et le change à jamais.
Aux récits tragiques des messagers antiques s’ajouteront des récits réels de « tragédies » récentes extraits notamment des oeuvres de Svetlana Alexievitch.
D’autres auteurs, ainsi que des récits écrits par les participants eux-mêmes, pourront éventuellement se joindre à ces voix. Le travail de ces matériaux textuels sera fait à la fois individuellement et en collectif. Comment mettre en scène le récit et en faire jaillir les voix multiples contenues dans la voix principale ? Comment refléter la communauté dans la solitude, l’expérience collective dans le récit individuel, la voix de tout un peuple dans la bouche d’un seul être ?
J’ai sélectionné 16 récits extraits de 16 tragédies différentes, une pour chaque apprenti.e : deux d’Eschyle, quatre de Sophocle, sept d’Euripide et trois de Sénèque. Tous les textes sont passionnants et permettront à chacun.e une plongée dans un grand récit mythique qui appelle lui-même d’autres récits dans la trame tentaculaire et vertigineuse de la mythologie gréco-latine…

EN PRATIQUE
Cette recherche s’articule autour de trois axes principaux :
• le travail de l’écoute (interne et externe, individuelle et collective), socle indispensable au jeu de l’acteur, résolument inscrite dans le présent de la scène et de l’action et garant de la qualité de son interaction avec le texte, avec l’autre, avec l’espace.
• le travail de la voix et la recherche sonore à partir du matériau vocal aussi bien du point de vue technique qu’expressif. Ce travail se décline dans différents contextes d’exécution : le rythme et la musicalité du texte, la voix chantée, l’improvisation polyphonique.
• le travail de l’espace, par la création, transformation et mise en mouvement d’espaces poétiques à partir de l’écoute, de la vocalité et des corps en mouvement.
L’écoute est le pilier qui soutient l’ensemble du travail. Elle est perçue ici comme une traversée active de l’espace et de l’autre. C’est précisément cette tension vers l’autre qui génère un état de pleine présence, une potentialité créative de/dans l’instant présent partagé qui, même en l’absence de sons « audibles » rend même le silence palpable.
La voix nous intéressera ici en toute sa tactilité et sa corporalité. Émanation concrète du présent sensible, elle est indissociable du corps qui la porte, l’apporte et la supporte. La phonè est à la fois productrice et produit de la vibration du son, le corps expérimente et se fait traverser par l’énergie qu’il a lui-même générée. Que ce soit la voix parlée, chantée, criée, choralisée, tout ceci constituera à la fois l’outillage et la matière-première de notre travail.
Plus qu’une chose, la voix peut aussi être un espace déployé dans le temps. Elle est le « lieu d’une absence qui, en elle, se mue en présence » (Paul Zumthor). Il s’agit ici de penser la vocalité comme localité : la voix non seulement tisseuse de relations, mais aussi bâtisseuse d’espaces sensibles, univers et paysages sonores. Elle est certes, ce pont, ce bras tendu vers l’autre traversant l’espace, mais peut aussi, avec le corps, incarner cet espace mouvant et en perpétuelle réinvention.

Marcus Borja

du 14 février au 24 mars 2023

Stage dirigé par Marcus Borja