(c) Paul Desveaux
Tout le théâtre de Corneille est un incroyable laboratoire de toute une vie pour remettre obstinément à l’épreuve la question de la liberté – ou plutôt de la libération. Car, être libre, chez Corneille, c’est surtout se libérer. Se libérer de tout ce qui peut entraver sa volonté : le poids de la lignée (et d’abord d’un père), l’autorité du monarque (voire celle de Dieu !), les vicissitudes du temps (et de l’âge), les contraintes d’un corps (fragile et mortel) et les débordements de l’amour qui ravit l’âme et enchaîne la toute-puissance du libre-arbitre dans les doux filets de la sensualité. Bref : être libre, chez Corneille, c’est échapper à toutes les déterminations qui scellent la condition humaine : la famille, la société, le temps, le corps et les plaisirs de l’existence. Pour être vraiment libre, il faut échapper à la vie : pour vivre vraiment, il faut mourir.
Étrange paradoxe, que Corneille poussera à l’extrême à travers ses héros en quête d’absolu, que ce soit à travers le monde pur et abstrait des tragédies (qui ne supportent aucune concession : c’est tout ou rien, à la vie ou à la mort !) ou dans le cadre plus « réaliste » de ses comédies (où l’arrangement, le compromis est toujours possible). Là est fondamentalement la seule ligne de partage entre « tragédie » et « comédie » au XVIIème siècle – sachant qu’il y a autant d’humour, d’intelligence vive, de plaisir du jeu de mots dans les tragédies de Corneille que dans ses comédies ; et qu’il y a inversement autant de situations violentes, folles, de contradictions et de déchirements dans ses comédies que dans ses tragédies.
Le théâtre de Corneille, à travers sa trentaine de pièces, propose à voir en chair et en os l’apprentissage compliqué (et souvent raté…) de la libération. C’est un théâtre de situations, et de situations « limite », toujours au bord de la catastrophe, qui mettent les personnages au pied du mur, en demeure non pas de choisir (le fameux et impropre « dilemme cornélien ») mais d’être à la hauteur de leurs propres choix (intimes comme politiques). Contrairement aux idées reçues, le théâtre de Corneille est tout sauf compassé : il est explosif, intempestif, politiquement incorrect (sinon scandaleux), et il réclame un engagement des interprètes de chaque seconde, un plaisir du jeu en même temps qu’une maîtrise parfaite de cette langue aussi exigeante que splendide.
Car tout passe par les mots, évidemment. Ici, on pense, on s’aime, on se bat avec des rimes, des métaphores, avec des figures de style d’autant plus précis(eu)ses qu’elles sont des armes. La langue virtuose et sinueuse de Corneille est une partition redoutable qu’il faut savoir endosser en toute rigueur, assumer, habiter pour en faire l’incroyable support de jeu, de liberté, de plaisir et de violence qu’elle recèle. L’alexandrin cornélien est ainsi la matière d’un formidable exercice de libération pour l’interprète contemporain.
À travers une de ses plus belles pièces, Polyeucte, mais aussi à travers d’autres que nous découvrirons en lecture ou mises en espace (comme La Place royale, Le Cid, Le Menteur, Horace, Cinna, L’Illusion comique, Rodogune, Suréna – et j’en passe !), ce chantier sera l’occasion de plonger dans ce répertoire injustement trop peu investi aujourd’hui, de s’affronter concrètement à cette pensée en acte chargée d’échos étonnamment actuels, à la force inoxydable de ces situations folles, avec ces rôles si riches et complexes (où les femmes ont la part belle !), avec en bouche cet alexandrin tellement ciselé et tellement jubilatoire.
François Rancillac