(c) Miliana Bidault
Rares sont les auteurs de théâtre que l’on peut reconnaître en deux lignes. Encore plus rares sont ceux qui, avec ces deux seules lignes, vous ont déjà pris par la main et vous entraînent en souriant un peu à l’écart du bruit et de la fureur du monde, pour vous confier un secret… Jean-Luc Lagarce est de ceux-là.
Sa langue est apparemment pauvre, son vocabulaire restreint, son style sans effet aucun, plutôt laborieux même ; ses personnages sont souvent hésitants, bafouillant pour s’excuser d’avance d’avoir pris la parole, ouvrant souvent parenthèses sur parenthèses quitte à se perdre en route, et balançant longuement entre l’aphasie et la logorrhée pour conclure irrémédiablement qu’ »au bout du compte », ce n’est pas du tout cela qu’ils voulaient dire. Alors, comment se fait-il que son théâtre, que tout menace d’ennui et de vacuité, soit si incroyable, si drôle, si terrible, si émouvant ? Si nécessaire ?
Petit-fils de Tchekhov et neveu de Kafka, Lagarce est surtout un enfant des années 1980-90, quand l’Occident renonce sournoisement aux « grands idéaux » au nom du « réalisme ». Exit les « lendemains qui chantent », la révolution n’est plus à l’ordre du jour : les adolescents attardés que nous sommes sont priés de ravaler leurs rêves. Est-ce cela, une « fin de siècle » : le sentiment d’arriver trop tard, d’avoir d’avance loupé sa vie ?
Les personnages de Lagarce en tous cas sont souvent perdus, désorientés. Le monde a sûrement changé, mais sans eux. Ils se sentent à la traîne, loin, très loin de « là où ça se passe », à l’écart du centre du monde, à l’écart d’eux-mêmes… Ratés existentiels, et conscients de l’être, ils ont pourtant à leur actif les mille et une justifications qu’offre la mauvaise foi : c’est la faute à mon père, c’est la faute à la météo… Evidemment, plus ils se défendent, plus ils s’enfoncent ; plus ils s’enfoncent, plus ils se défendent : grandiose et dérisoire humanité !
« Ecriture du désastre », celle de Lagarce l’est au plus haut point, avec un humour au scalpel et une pudeur qui permettent de dire le pire avec lucidité, sans détour ni fioriture, mais aussi sans fiel ni complaisance cynique. Peut-être parce qu’il s’implique tellement dans son écriture, parce qu’il se reconnaît si bien chez ses personnages. Désastre du monde, désastre intime, c’est tout comme, c’est la même histoire, c’est la même maladie.
Jean-Luc a vécu avec le sida pendant des années, se battant pied à pied avec l’inéluctable, chaque pièce, chaque spectacle (c’était aussi un metteur en scène brillant) étant censé repousser l’échéance. C’est presque un pléonasme de dire que le théâtre de Lagarce est tout entier habité par la mort au travail, cette mort qui rend toute chose si vaine, si absurde. Mais aussi, à l’inverse : qui rend toute chose si nécessaire, si splendide.
Jamais le théâtre, ce lieu étrange, cet entre-deux où se réincarnent les fantômes, où peuvent encore dialoguer les vivants et les morts, n’aura autant et si bien laissé parler la mort pour chanter la vie. Oh, pas un grand air de bravoure, non ; une simple chanson suffira, ou une rengaine un peu désuète, comme Jean-Luc les aimait tant.
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L’adresse est un des fondamentaux de la parole au théâtre : je parle « à » (même un monologue s’adresse à une entité, que ce soit le public, un personnage absent ou soi-même). C’est alors seulement que la parole est agissante, qu’elle exprime un désir, une volonté, une volonté de pouvoir sur l’autre : je parle aussi toujours « pour » (obtenir quelque chose,…). C’est alors que le théâtre peut avoir lieu.
Chez Lagarce, cette adresse est évidemment au cœur de l’écriture, si ce n’est qu’elle est comme déséquilibrée : le personnage lagarcien s’adresse en général à un interlocuteur qui écoute, regarde, mais ne répond pas, ne parle pas – ou alors de manière si laconique que son mutisme en est encore plus insupportable. Alors celui/celle qui parle se sent obligé.e de combler ce silence, de l’interpréter et d’y répondre par avance. Gentiment paranoïaque (comme tout bon névrosé qui se respecte) et pétri de culpabilité (raté de la vie qu’il est, comme tout un chacun), le personnage lagarcien se sent jugé, fouillé par ce regard qui se tait, et tente comme il peut de se disculper, de trouver des excuses, des circonstances atténuantes pour justifier toutes ces années-là, passées en gros à ne pas vivre la vie qu’il aurait aimé vivre… Et plus il parle, plus il tente de sauver sa peau en direct, ouvrant parenthèse sur parenthèse, plus il s’enfonce et se prend les pieds dans son propre tapis, et plus il dévoile peu à peu, en creux, en tournant autour du pot, la vérité vraie de son échec inavouable, de son ratage intime.
La figure biblique de « l’enfant prodigue » traverse nombre de pièces de Lagarce (Retour à la citadelle, Juste la fin du monde, J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne, Le pays lointain – voire en creux Les prétendants) : un fils (aîné) disparaît sans plus jamais donner de nouvelles à sa famille : pourquoi ? Vivre avec nous est-il si impossible ? Vivre dans notre « trou du cul du cul du monde », est-ce si peu une destinée digne qu’il faille s’enfuir ? Sans prévenir ni crier gare,, comme si ses proches (qui, eux, vont devoir rester là et poursuivre leur existence trouée par cette disparition) ne méritaient même pas d’être informés ?
Et voilà que, des années plus tard, le fils aîné réapparaît soudain, sans raison ni explication : pourquoi ce retour ? Pourquoi, derrière son silence, semble-t-il nous juger, nous qui avons dû rester là toutes ces années, passées peut-être à l’attendre ?
Alors commence le bal des longues justifications et la valse de la mauvaise foi…
C’est en s’arrimant à cette énergie de la parole, à ce désir fou d’être compris.e, d’être pardonné.e (aimé.e ?), que l’écriture de Lagarce prend tout son sens, sa saveur et son incroyable humanité. Cela suppose de la part de l’acteur/actrice une grande virtuosité de jeu, pour rester tendu.e sur son désir de parole à longueur de « tunnels », malgré les méandres, les incises et les infinies circonvolutions de la pensée en mouvement, à l’écoute exacerbée du silence de son interlocuteur…
Pour toucher à cette curieuse mécanique de l’écriture, si propice au jeu théâtral, nous nous promènerons à travers deux de ses chefs-d’œuvre structurés autour de cette figure du fils « prodigue » disparu/réapparu : Juste la fin du monde et J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne. Et nous lirons ensemble, en cours d’exploration, d’autres textes comme Retour à la citadelle, Le pays lointain, Du luxe et de l’impuissance.
François Rancillac